Un hymne à la couleur
L’avidité de vie explose et implose dans les images de Wolfgang Tillmans, lesquelles se déploient à la Fondation Beyeler, en Suisse. Pour une première exposition consacrée à la photographie, la fondation choisit un hymne à la couleur et au perfectionnement.
« Je ne pense pas en termes de catégories spécifiques à un médium. Je me dis avant tout : une plage de couleurs est une plage de couleurs.[1] »
Trois grands tirages de natures mortes convoquent les peintures hollandaises du XVIIIe siècle. À ceci près qu’un cendrier, une pompe Dr Martens et un bout de jambe hors champ côtoient dorénavant les fruits et légumes aux tonalités de l’automne. Peut-être celui de 1994. Les images de Tillmans échappent à toute tentative de catalogage et elles reflètent à cet égard, les ambitions de l’artiste. Il confronte différents sujets, formats, tirages ou types d’accrochages qu’il agence en constellation d’images. Mais malgré un apparent bazar, les œuvres s’épousent les unes avec les autres et dégagent une énergie sans égale.
Né en 1968 en Allemagne, Wolfgang Tillmans s’y sent à l’étroit. Il part vivre à Londres au début des années 1980 et se mêle rapidement à la culture underground. En 1989, le magazine en vogue I-D, encore attaché à explorer les scènes alternatives et à donner une voix à la jeunesse, passe une première commande à Tillmans. Ses images sont publiées et la machine est lancée. Désormais, les photographies dites « trashs » de ses amis en soir de fêtes s’appliquent à des photos de mode ou portraits de stars. Mais si elles sont dérangeantes sans être vulgaires, les images correspondent à la tendance mise en place depuis les années 1980 et n’apportent rien de nouveau. Gilles Mora accusait cette mode à propos des images de la photographe américaine, Nan Goldin, en déclarant qu’elle alimentait « l’attirance chic et voyeuriste pour le sida et la cocaïne[2] ». Tillmans prend conscience de la formalité de ces images et réfléchit la photographie comme protéiforme. Sa curiosité sans fin le pousse à se passionner pour divers sujets et à explorer les limites de la photographie. Aux portraits se mêlent donc ici des natures mortes, dans lesquelles dialoguent objets, lieux et temps. La dimension des formats permet de s’incruster dans l’image et d’en observer les moindres détails, de sentir les contours, la plasticité et les variétés de lumières.
Une poésie chromatique
Vivant maintenant à Berlin, Tillmans accorde une part importante à la sensualité de ses images et c’est sans doute là où se trouve tout son charme. En phase avec l’actualité du monde, il traque la magie dans l’infiniment petit comme dans le pli, non pas d’un drap, mais d’un t-shirt et d’un sweat sans doute déjà portés. La matière est sublimée par la lumière, la position et le grand format. Et que dire des images de plis de papiers ? Le prosaïsme du sujet, le minimalisme de la forme et le petit format se compensent par la puissance de la mise en scène lumineuse ou par la planéité d’une couleur. Comme ce rouge par exemple, enfermé dans ce qui n’est plus un pli, mais une boucle en forme de goutte. Et ça ne s’arrête plus. Plus loin, on trouvera aussi bien un trousseau de clés, que le reflet d’un arbre dans une tasse de café. Tillmans est un gamin au regard insatiable et précis.
Bien sûr, le petit va de pair avec le grand, voire même l’infini. Les prairies ont subi des « accidents » et se retrouvent tachées par des explosions de rouge. Les paysages marins deviennent hypotoniques par ces flous qui déforment les horizons et entremêlent le ciel avec la terre. Un ciel, aussi simple que celui qui est tourmenté plus loin, par des oranges, des bleus et des jaunes, et qui accepte humblement le tournoiement d’un nuage rouge, rose et noir. Passionné par les sciences naturelles, Tillmans observe le ciel depuis son plus jeune âge. Et avec Tillmans, même la nuit n’est jamais noire. Elle est plutôt parcourue par des variations de couleurs rythmées d’étoiles ou bien elle est déchirée par un éclair. Tillmans offre des paysages sublimes, luxuriants, magiques. Et bien qu’ils puissent faire écho aux peintures de Friedrich, la modernité du monde n’est jamais loin, à l’image d’un réacteur d’avion naviguant dans une « mer de nuage » ou de sa série sur le Concorde.
Une expérimentation sensible
« Regarder le Concorde en vol, au décollage ou à l’atterrissage, est un spectacle remarquable et gratuit — un anachronisme supermoderne et une illustration du désir de vaincre le temps et la distance par la technologie.[3] »
Projet magnifique et utopique. Tillmans a réalisé cette série peu de temps avant le retrait du Concorde, les yeux encore une fois tournés vers le ciel. Captivé par les nouvelles technologies et par les machines à moteurs, l’artiste a grandi dans un monde évoluant très vite. Il sait qu’un océan sépare l’image tactile de celle distribuée en masse sur les réseaux. Comme le Concorde, la photographie a lutté contre le temps et la distance. Mais si elle a fait quelques erreurs et a beaucoup perdu au passage elle a, à la différence du Concorde, réussi. Pour Tillmans, la photographie se métamorphose depuis sa création. Alors il l’expérimente et il accepte de ne pas pouvoir tout maitriser. Il confiera au journaliste Luc Desbenoit pour Télérama :
« Sans cesse mouvante, irréductible, vous croyez la tenir et elle vous glisse entre les doigts. Elle change constamment de sens en fonction de son format, de son tirage, du papier utilisé. En noir et blanc, elle n’exprime pas la même chose qu’en couleurs. Petite, elle devient intime. Grande, elle impose une monumentalité. Et suivant les clichés qui l’entourent, elle change encore de signification. »
L’artiste passe du temps à prendre soin de ses tirages. Parfois seulement tendu avec du scotch ou simplement pincé, le type d’accrochage vient nuancer la perfection chromatique d’une impression mate ou brillante. Il pense l’agencement des images entre elles et avec l’espace d’exposition. Et cela se voit. Il nous offre une expérience photographique qui mute de salle en salle et qui retentit avec poésie. Un hommage à la beauté du monde.
© ArtSphalte
[1] Propos de Wolfgang Tillmans recueillis par Libération
[2] Gilles MORA, « photobiographie », dans MÉAUX Daniel (dir.), VRAY Jean-Bernard, Traces photographiques, traces autobiographiques, [Actes de colloque, mai 2003, Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’expression contemporaine, Saint-Etienne, Institut universitaire de formation des maîtres, Amiens], Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 111.
[3] Propos de Wolfgang Tillmans recueillis par la fondation Beyeler, Suisse.
Exposition jusqu’au 1er octobre 2017, Fondation Beyeler, Bâle, Suisse.
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