Focus
Ayant pour toile de fond les magnifiques paysages de la Suisse centrale — et plus précisément du canton de Nidwald —, les voitures accidentées photographiées par Arnold Odermatt se présentent comme des sculptures contemporaines.
À l’horizon, les montagnes se fondent dans une légère brume et une large route longe le grand lac imperturbable de Nidwald. L’image noir et blanc offre une vision apaisée d’un paysage idyllique, à l’exception peut-être de ces piétons au bord de la chaussé accaparés par une voiture qui a semble-t-il, pris le virage un peu trop vite. Le temps s’est arrêté. On est dans l’après et le constat d’accident. La voiture ne laisse voir que son arrière-train comme un pied de nez à une modernité beaucoup trop pressée. Le reste de sa carcasse est à imaginer suspendu au-dessus du lac, retenu par la barrière de sécurité. Cabossées, démantelées, désarticulées, brulées, sur le dos, dans l’eau ou encore, flottantes dans le vide, les voitures photographiées par Arnold Odermatt sont figées dans des positions involontairement parodiques.
Flic et photographe
Arnold Odermatt aurait presque été un gars ordinaire, avec ses cheveux peignés en arrière, son regard narquois et son sourire en coin. D’abord boulanger-pâtissier, il réoriente sa carrière à cause d’allergies et se retrouve projeté un peu par hasard comme agent de circulation en 1948. Passionné de photographie et malgré les réticences de ses supérieurs, il impose la photographie comme technique d’archivage des accidents de voiture. À l’époque, les rapports de police se complétaient par des croquis et user de la photographie n’était pas encore de circonstance. Face au scepticisme de ses collègues, Arnold Odermatt se rend sur le lieu du carambolage, grimpe sur le toit d’une fourgonnette pour un meilleur point de vue, installe son trépied et exécute deux séries d’images. La première session se destine aux archives, mais il réalise la seconde à titre personnel. Il prend sa retraite dans les années 1990 et décide d’exposer ses photos en Suisse, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Le succès ne se fait plus attendre et le célèbre commissaire, Harald Szeemann, présente les voitures accidentées lors de la 49ème Biennale de Venise. La presse et les protagonistes du milieu culturel s’emballent pour ce policier-photographe qui apparaît à leurs yeux, insolite.
Dites « authentiques » et protégées de toute influence, il est difficile d’établir une filiation avec les images de ce policier-photographe (ou photographe-policier). On en fait un outsider[1], un artiste qui s’ignore, alors même qu’une opacité complaisante réside envers les visuels désormais visibles par le grand public et en particulier, face aux représentations de voitures. On ne sait s’il s’agit des images destinées aux archives de police et aux assurances ou s’il s’agit plutôt des photos réalisées lors de la deuxième session. En revanche, on peut évoquer des photographes des années 1930 tel que Walker Evans, soucieux de reproduire le style documentaire en insistant sur le terme de « style ». Autrement dit, cette façon dont Evans utilisait consciemment la photographie pour son apparente neutralité et son apparente impersonnalité, mais qui n’en étaient pas moins des artifices. Arnold Odermatt écrase également cette dichotomie aussi vieille que l’invention de la photographie. La croyance aveugle envers l’objectivité de la photographie soulève des débats poussiéreux dans l’histoire de l’art (artistes/photographes ; art/science), et pas assez dans les domaines scientifiques (et particulièrement dans les sphères médicales et policières). Toutefois, cette croyance comporte des côtés réjouissants, dont les photographies de cet agent de circulation Suisse. Et ses photographies d’accidents se révèlent être étrangement graphiques pour des images de police. Les photographies des argousins dans l’exercice de leurs fonctions sont teintées d’humour et les gros plans de phares de voitures fondues ont réellement de quoi flirter avec l’abstraction.
Route glissante
À première vue, n’importe quelle image de la série « Karambolage » apparaît banale. Tel le constat spartiate d’un policier sans affect, le photographe semble se tenir à distance selon les conditions de l’événement et, tout en pointant les dégâts, ne fait part d’aucun commentaire. Parfois, on voit bien apparaître quelques curieux ou de bonnes âmes donnant un coup de main, pourtant on a beau chercher, rien ne vient rendre compte de la mort (ce qui aurait été pourtant logique vu la gravité manifeste de certains accidents). Pas de sang donc, de corps, de familles éplorées ou de coupables, contrairement aux photographies de Weegee (1899-1968) ou Mell Kilpatrick (1902-1962) qui traitaient de la mort comme le font souvent les Américains, c’est à dire comme de l’entertainment.
Certes, Arnold Odermatt évide ses images pour un résultat très léché. Mais contrairement à tout ce qui a été écrit à ce sujet, il est aventureux d’affirmer que cela est un choix délibérément esthétique de sa part. Ne connaissant pas le protocole photographique à suivre pour les constats d’assurance, la prétention à pouvoir juger la part artistique est insuffisante et encore plus au regard d’images d’inconnus trouvées au hasard sur le NET. Éviter le pathos ou les indices de l’horreur pour les constats d’assurance est une décision qui ne semblait pas inhabituelle et cela reste une affaire à creuser. Par contre, Arnold Odermatt se distingue par son cadre et par la place incroyablement importante qu’il accorde au paysage (ou à la route), au point qu’on en vient à douter du sujet principal. Il est par ailleurs regrettable qu’un détail soit passé à la trappe alors qu’il est pourtant éclairant. Dans les années 1990, Arnold Odermatt ne voulait pas réaliser un catalogue photographique des accidents, mais des paysages. L’accident de voiture n’est qu’accessoire. Pendant que certains s’excitent et tournent en rond, le paysage est là. Intemporel, il se dresse tel un vieux sage impassible et totalement étranger au contexte. Le contraste entre cette nature si calme et ce qui est quelque part, de la bêtise humaine, ajoute une part d’ironie à la situation. La distance du photographe nous permet seulement de l’apprécier sans culpabiliser.
Du reste, Arnold Odermatt met délibérément en avant des anecdotes humoristiques, comme des traces de pneu illustrant le trajet tout en courbe et improbable tantôt réalisé par la voiture accidentée. Le photographe présente beaucoup de coccinelles : modèle mythique au cinéma et plus particulièrement dans les comédies depuis la fin des années 1960. Cette voiture a laissé une empreinte associée à la plaisanterie dans l’imaginaire populaire. Réinterprétée par Odermatt, la silhouette d’une voiture repêchée par une grue apparaît comme une baleine pêchée dans un fjord. D’autres choupettes sont échouées au bord de l’eau et l’une d’elles est sur le dos comme un insecte mort. Les voitures se montrent d’autant plus fragiles qu’elles sont parfois toutes petites au sein de gigantesques montagnes enneigées. Un peu comme si la nature avait eu un rôle, qu’elle agissait en second plan sans se préoccuper outre mesure de ce qu’elle avait pu provoquer.
Tout aussi décalé qu’un bonbon Ricola, le travail d’Arnold Odermatt nous emmène dans un ailleurs qui porte un regard original sur la réalité et en particulier pour la série « Karambolage ». Son autre série sur les policiers « Im Dienst » est à cet égard révélatrice d’une atmosphère à la Playmobile. Il semblerait que la Suisse, comme la Grande-Bretagne, ait un humour particulier et bien à elle. Toutefois, la malice du policier ne dédramatise pas pour autant la situation, comme si seule l’image de la carcasse de voiture au milieu du paysage grandiose suffisait à évoquer la violence du choc. Certes, les témoignages photographiques d’Arnold Odermatt dégagent une électricité, mais aussi, par voie de conséquence, une certaine justesse.
© ArtSphalte
[1] Caroline Recher, Arnold Odermatt, par-delà les sept montages. L’œil candide de l’artiste non-homologué, étudesphotographiques.revues.org, en ligne. https://etudesphotographiques.revues.org/3225
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