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Les vies de Lee Miller. Personnage fascinant et essentiel

Tour à tour modèle et photographe, Lee Miller (1907-1977) posait pour les plus grands avant de laisser son empreinte sur le Surréalisme et sur le photojournalisme de guerre.

New York, 1927. Considérée comme l’une des plus belles femmes de son époque, Lee Miller débute sa carrière à l’âge de vingt ans comme modèle pour Vogue grâce à Condé Montrose Nast, le principal éditeur de magazines à New York. Au sein de la rédaction, elle rencontre Edward Steichen, photographe en chef de toutes les publications du groupe, et elle devient très vite une muse. Mais alors qu’elle pose pour Steichen, Nickolas Muray ou Arnold Genthe, Lee Miller profite de l’occasion pour apprendre quelques fondamentaux sur la photographie. Steichen lui transmet sa passion, son savoir et enfin, une lettre de recommandation pour Man Ray. Deux ans plus tard, elle part charmer Paris. Continuant à poser pour Vogue et participant à véhiculer peu à peu les métamorphoses de l’image de la femme à travers les objectifs de Horst P. Horst ou encore Hoyningen-Huené, Lee Miller commence à pratiquer professionnellement la photographie en collaborant étroitement avec Man Ray, devenu son amant.

Edward Steichen, Lee Miller dans une robe en satin de Jeanne Lanvin et bijoux Boucheron pour Vogue, 1931.

George Hoyningen-Huene, Lee Miller, 1932

Ce dernier lui apprend à manipuler les plaques, les cadres, à retoucher. Il lui apprend surtout l’importance de la lumière. Dans son livre Man Ray: Portraits, Clément Chéroux écrit à propos de Man Ray” il emploie occasionnellement une rampe d’ampoules de forte puissance qui a la particularité de démultiplier l’ombre de son modèle”. Man Ray traite la photographie avec tout ce qu’elle est capable d’offrir de textures lumineuses et d’expérimentions. Lee Miller et Man Ray répondent donc ensemble aux commandes, quitte à ce qu’elle le remplace parfois totalement sans que personne ne puisse voir une différence sur des images toujours signées du nom de Man Ray. En effet, Man Ray se voit peintre et délègue volontiers ses commandes de portraits à sa compagne, laquelle excelle dans ce domaine.  Enfin, c’est à deux qu’ils découvrent en 1929 le célèbre principe de solarisation. Alors que Lee Miller développe les images de la chanteuse Suzy Solidor dans la chambre noire, elle est soudain effrayée : 

« Quelque chose rampa sur mon pied dans la chambre noire et je poussai un hurlement et allumai la lumière [sic]. Je n’ai jamais su de quoi il s’agissait, si c’était une souris ou autre chose. Je m’aperçus alors que la pellicule était complètement exposée. Là, dans le bac à développement, se trouvait une douzaine de négatifs de nus sur fond noir quasiment développés. Man Ray s’en saisit, les plongea dans le fixateur et les examina. Il ne se donna même pas la peine de m’engueuler tellement j’étais effondrée. Les parties non exposées du négatif, à savoir l’arrière-plan noir, avaient été exposées par cette soudaine et violente lumière, et entouraient parfaitement les bords du corps nu et blanc. Mais le fond et l’image ne fusionnaient pas ; il restait un trait qu’il appela “solarisation”. » [Mario Amaya, « My Man Ray: An Interview with Lee Miller Penrose », Art in America, Nyc, mai-juin 1976, vol. 63, n° 3, p. 55.]

Man Ray, Suzy Solidor, 1929

 Aussi, Lee Miller se lie d’amitié avec d’autres célébrités comme Picasso, Paul Eluard ou Jean Cocteau (Le sang du Poète). S’ils sont tous fascinés par une beauté qu’elle sait utiliser, elle prend néanmoins conscience que c’est un frein pour une carrière professionnelle qu’elle souhaite plus intellectuelle et égalitaire. La personnalité de Man Ray, bien que très amoureuse, ne l’aide pas. Elle tente de s’émanciper en réalisant des commandes pour Chanel et la maison Schiaparelli, mais ce n’est pas suffisant et Lee Miller reste dans l’ombre de son amant. Visant une carrière individuelle et lassée de n’être qu’assistante ou muse, elle décide de quitter Paris et Man Ray en 1932.

De retour à New York, Lee Miller monte finalement son propre studio avec son frère. C’est le début de son indépendance tant espérée. Elle travaille pour la mode, pour des agences de pubs, pour la presse, des compagnies de théâtre et toujours pour Vogue. Le galeriste Julien Levy l’intègre dans son projet collectif, Modern European Photographers et met ainsi pour la première fois la photographe en lumière dans le cadre d’une exposition. Elle y rencontre le succès, non plus comme modèle, mais enfin comme artiste. Ses images plaisent à la critique et sa malice est d’autant plus caustique et visible. Celle-ci s’illustre par exemple au moyen d’une image représentant la sculpture d’un buste masculin enfermé dans une vitrine, dont tout le monde devine l’ironie.

Lee Miller, Severed breast from radical surgery in a place setting, v. 1930.

Lee Miller, Joseph Cornell, New York, 1933

Lee Miller, portrait of space, 1937

En 1934, Lee Miller part vivre au Caire avec son époux, Aziz Eloui Bey. Durant cette étape égyptienne, elle fait quelques images personnelles de déserts, de monastères, de ruines, de villages abandonnés, en passant par des sculptures et autres. Portrait of Space de 1937, traduit l’isolement Lee Miller, mais témoigne également de son incroyable sens de la composition en transposant une vue de désert en un espace surréaliste vertical et presque imaginaire. Prise de l’intérieur, la vue du désert est bordée par l’encadrement d’une fenêtre à moustiquaire. Cette dernière recouvrirait le plan si elle n’était pas déchirée en son centre en offrant une belle percée sur le paysage. Un petit cadre photo est suspendu au-dessus de cette déchirure. Quant au paysage, aride et monotone, il se découpe lui-même en trois plans. Par ses nombreux cadres, cette image témoigne d’un jeu intellectuel capable de désarticuler le réel avec raffinement.

1937 est aussi l’année où la photographe retourne à Paris et renoue avec ses amis, Man Ray, Dora Maar, Max Ernst ou Picasso. Elle rencontre le peintre surréaliste Roland Penrose qui devient son amant et plus tard, son second mari. Elle part le rejoindre à Londres en 1939 et travaille au Vogue britannique bénévolement avant d’être engagée en 1940. La guerre distille sa pression. Pour le moment, il lui est interdit de se rendre sur les zones de combat en tant que femme. Dans le cadre d’une exposition de 2016 mettant pour la première fois en évidence les images de guerre réalisées par Lee Miller, la conservatrice de l’Imperial War Museum, Hilary Roberts, notifiait : « Le sexe n’affecte pas la capacité. Mais cela peut certainement affecter l’accès et avoir une profonde influence sur le sujet. »

Mais ce combat va toutefois s’imposer rapidement à Lee avec les bombardements de Londres dans le cadre de l’opération Blitz, menée par l’aviation allemande. Roland Penrose déclara à propos de sa compagne que « son œil pour un mélange surréaliste d’humour et d’horreur était grand ouvert ».

Lee Miller apprend donc le photojournalisme dans des conditions extrêmes, mais ses images témoignent au-deçà de sa maturité. Aussi réalise-t-elle des portraits de propagandes pour Vogue montrant les femmes au travail. Ce type de projet est comparable à ce que sera plus tard l’OWI (Office of War Information) des États-Unis, dont le but était de rendre glamour l’effort de guerre. À ce titre, Firemasks, Downshire Hill de 1941, illustre cette touche d’humour sarcastique et si caractéristique à Lee Miller. Cette image a la particularité de ne pas montrer les mannequins dans un studio, mais assises à l’entrée d’un abri anti-bombes. Les deux femmes ont la tête tournée vers l’objectif. L’une d’elles offre un regard rieur derrière un masque de métal tandis que l’autre, parfaitement coiffée, tient nonchalamment le sifflet du gardien. Revêtir de coquetteries des femmes placées dans un contexte qui rappelle la dangerosité quotidienne est absurde, mais permet aussi à Lee Miller d’interroger la place de la femme dans le monde. Elle livre une photographie plus aboutie, mais plus insolente aussi. Toujours dans cette interrogation de la cause féminine, Lee Miller n’hésitera pas à remettre en question l’innocence de la femme en générale dans l’Allemagne nazie, même si celle-ci n’est que la jeune infirmière de Burgermeister’s Daughter par exemple. S’étant par elle-même affranchie de blessures personnelles diverses et tragiques, Lee Miller ne comprend pas les choix de ces femmes nazies.

Lee Miller, Firemasks, Downshire Hill, 1941

Lee Miller, Burgermeister’s Daughter, 1945. ©Lee Miller Archives

Lee Miller devra donc se cacher dans un navire hôpital pour se rendre en Normandie. Or par sa force de caractère, la photographe devient vite correspondante de guerre pour les éditions américaines et britanniques de Vogue. Elle documente la libération de Paris, Buchenwald et Dachau, et livre des images puissantes, mais épouvantables. Son ami David Scherman, photographe pour Life, arrive pratiquement en même temps qu’elle peu de temps après la libération de Dachau et réalise des constats semblables. Pourtant, Lee Miller devra certifier ses propres images par écrits afin que son journal y croie. Sur place, ils sont tous deux tourmentés par les survivants. Lee Miller arrive à les photographier eux et un train rempli de morts. Amère, elle eut déclaré : « Bien sûr que les civils allemands savaient ce qui se passait dans les camps de concentration. L’embranchement des voies ferrées pour Dachau passait devant des villas, avec des trains remplis de cadavres ou de déportés à moitié morts. Je n’ai pas pour habitude de photographier l’horreur […] J’espère que Vogue publiera ces photos. »

Lee Miller, Dead SS guard floating in canal, Dachau, 1945. ©Lee Miller Archives

Lee Miller, David E Scherman habillé pour la guerre, 1942

Enfin, il faut souligner l’aplomb de Lee Miller, toujours capable de dresser avec cran son humour grinçant face à l’horreur. En effet, après Dachau, elle partira à Munich avec David Scherman. Restera de cette expédition une image emblématique, réalisée par Sherman, où l’on voit Lee Miller prenant un bain dans l’appartement d’Hitler. L’image est frontale. Le tapis de bain est noirci par la poussière de Dachau qui encombrait encore les bottes de Lee Miller. Celle-ci est dans la baignoire. Elle pose sa main droite gantée par-dessus son épaule gauche et regarde dans un angle supérieur. Un portrait du führer trône sur le rebord de la baignoire. Cette mise en scène improvisée est d’une provocation à peine croyable. Le duo venait en effet d’apprendre le suicide d’Hitler et souhaitait alors désacraliser le monstre après avoir séjourné quelques jours dans son appartement : « c’était confortable, mais il y avait quelque chose de macabre à dormir sur l’oreiller d’une femme et d’un homme qui venaient de mourir, tout en se réjouissant de leur mort, si c’était bien le cas. »

David Scherman, Lee Miller dans la baignoire d’Hitler, 1945

En 1947, Lee Miller épouse Penrose puis donne naissance à un fils. Souffrant de stress post-traumatisme, elle arrêtera la photographie professionnelle dans les années 1950, mais se constituera un album de ses amis venus visiter la famille à la Farley Farm dans le Sussex. On y trouve Man Ray bien sûr, mais aussi Picasso, Henry Moore, Max Ernst, Jean Dubuffet et Georges Limbour ou encore Miro. Lee Miller meurt à l’âge de 70 ans d’un cancer.

Antony Penrose, Les vies de Lee Miller, Arléa, 1994.

Antony Penrose, David Edward Scherman, Lee Miller’s War: Photographer and Correspondent with the Allies in Europe. 1944-45, Bulfinch, 1992.

Carolyne Burke, Lee Miller : A Life, Knopf, 2005.

Hilary Roberts, Lee Miller : A Woman’s War, Imperial War Museum, Londres, Thames & Hudson, 2015.