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FOCUS

Images d’une ville

Sur une période de six mois en 2007, puis en 2012, la photographe suisse Catherine Leutenegger part sur les traces du déclin de Kodak au sein de la ville de Rochester [1]. Également surnommée « Kodak City », la ville est indissociable de fondateur de l’entreprise Eastman Kodak Corporation (1881), un certain George Eastman. Ce dernier avait en effet œuvré pour la ville de Rochester en finançant une école de musique, un orchestre symphonique, un théâtre, une école de médecine et aussi, un hôpital à l’université de la ville. Très vite, grâce au rayonnement de Kodak, Rochester voit fleurirent restaurants, hôtels, salons de coiffure, vendeurs d’automobiles et autres commerces indépendants. Pourtant, les images en couleur de Catherine Leutenegger présentant les vues de la ville avec ses routes, ses boutiques ou encore ses parkings par exemple, s’opposent à cet âge d’or. Dans ses images, les rues sont presque vides. Certains commerces sont fermés et recouvrent leurs vitrines avec des plaques de bois et des bâches. Kodak City est à l’agonie.

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Outre certaines références stylistiques de ses photographies, le but de Catherine Leutenegger n’est pas de porter un regard critique sur la société américaine [2] et son potentiel racisme actuel (cf. : Robert Frank), mais de réaliser un enregistrement photographique proche de l’hommage historique suite aux conséquences de la crise de Kodak. Pour se faire, Catherine Leutenegger utilise pour ses images une pellicule Kodak. Autrement dit, elle réalise une sorte de mise en abîme puisque ses images sont faites avec l’objet produit par son sujet. Certes, la thématique de Kodak touche Catherine Leutenegger de manière logique, mais ce choix est d’autant plus habile qu’il reste relativement rare alors que la prospérité, tout comme le déclin, de Kodak ont littéralement métamorphosé la photographie et au-deçà, le métier même de photographe [3].

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Kodak : retour sur un succès international et populaire

À la fin du XIXe siècle, l’appareil photographique était un objet très lourd et encombrant. Du reste, le processus de développement était une opération délicate, car le photographe devait transporter avec lui son laboratoire de produits chimiques afin de gérer l’émulsion sur plaque de verre et développer sa photographie sur le lieu de la prise de vue. L’activité était donc réservée aux professionnels. Cependant en 1881, George Eastman fonde à Rochester, l’Eastman Dry Plate Compagny. Dans un souci de simplification de la technique photographique, il invente en 1885 le film souple en remplaçant ainsi la plaque de verre. Trois ans plus tard, il met au point un appareil photographique pouvant fonctionner avec son film souple et trouve un nouveau nom à son entreprise, néanmoins identique à celui de sa première machine : Kodak. Au même moment, il crée le slogan « you press the button, we do the rest » [« vous appuyez sur le bouton, nous faisons le reste »] pour vendre son produit [4]. Ce slogan caractérisait toute une idéologie alliant la simplicité de faire une photographie et la simplicité de son développement.

Cet appareil constitua donc le tremplin à la démocratisation de l’appareil photographique tout en signant la fin du développement dans le laboratoire personnel. S’ensuivit l’invention du Brownie en 1900 qui ne coutait qu’un dollar, et son faible prix lui permit d’être vendu en masse à travers le monde. Vint ensuite l’invention de l’Instamatic en 1963, associé aux années 1960. Hormis la facilité d’usage et le faible prix de son produit, le succès de l’entreprise Kodak fut également en lien avec l’instauration des quatre semaines de congés payés en 1969 après les revendications de mai 1968, et dont les prémices avaient été obtenues par les ouvriers Renault dès 1962. Kodak a montré que l’appareil photographique était une machine sociable, et que la photographie était capable de s’inscrire dans les rites familiaux [5] quitte à devenir un « art moyen » pour Pierre Bourdieu [6]. Pourtant, si au cours des années 1960 l’idée même de la photographie était associée à Kodak, il est à relever que l’entreprise a également été appréciée par les professionnels. En 1970, elle sponsorise les premiers festivals de photographie, dont les Rencontres Internationales d’Arles.

Cependant, le modèle économique de l’entreprise devenue multinationale n’était pas fondé sur l’appareil photographique, mais sur la pellicule qui en était sa colonne vertébrale. En effet, Kodak fonctionnait selon un système de concentration verticale, « elle englobait la fabrication de papiers sensibles, de pellicules, de composés chimiques spécialisés et de produits dérivés […] sans compter le traitement des négatifs et leur développement à l’usage du grand public, à l’exception des rares personnes ayant choisi de le faire elles-mêmes» [7]. Outre le bouleversement que cela a produit sur le métier même de photographe, les pellicules de Kodak ne se sont pas bornées au seul appareil photographique, elles se sont aussi étendues aux vidéos. Or c’est ainsi que les premiers pas de l’homme sur la Lune seront enregistrés en 1969 par la NASA sur un film de Kodak et que les produits de l’entreprise s’immiscent aussi dans la sphère du cinéma et de la vidéo.

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Photographes et Kodak : tous forcés au numérique

En 1975 l’ingénieur américain en électrotechnique Steven Sasson travaillait pour Kodak sur des capteurs électroniques qu’il transforma en récepteurs électroniques pouvant remplacer la pellicule. L’appareil photographique qu’il présenta à l’entreprise pesait 5 kg et n’avait encore qu’une résolution de 5 mille pixels pour un temps de pause de 23 secondes. Le premier appareil digital au monde est inventé au sein même de Kodak. Mais le boitier était loin de la qualité de leurs films. D’autant plus que personne alors ne voyait l’intérêt de visualiser une image sur un écran de télévision ni celui d’une image qui ne pouvait pas se stocker ailleurs que dans une machine. L’entreprise a tout de même tenté de vendre le premier appareil numérique en 1991 pour 20 000 dollars ; loin de la démocratisation idéologique de son fondateur. Ce désintérêt pour l’appareil photographique numérique et au-delà, l’absence de tentative visant à le populariser, sera pourtant en quelque sorte à l’origine du déclin de Kodak.

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Une erreur impardonnable

Dans son ouvrage Kodak City publié en 2014 et réunissant les photographies de 2007 et celles de 2012, Catherine Leutenegger expliquait qu’elle avait tenté de comprendre comment Kodak subissait ou survivait au numérique dès 2007. Elle écrit :

« L’impact de la révolution numérique semblait avoir ébranlé la santé économique de toute une agglomération, qui était aux premières loges du démantèlement de son industrie phare. À l’image d’un musée gigantesque à ciel ouvert, je me suis alors mise à explorer les vestiges d’une époque glorieuse révolue, où jadis Kodak régnait en maître, jouissant d’un quasi-monopole sur le marché de la photographie traditionnelle. […] Une longue et aveugle prospérité qui se trouvait soudainement submergée par le raz-de-marée numérique. Engendrant des vagues de licenciement et une reconversion aussi complète qu’obstinée pour tenter de rester à flot dans un marché reconfiguré, appartenant désormais aux géants de l’électronique [8] » 

Les usines de pellicules que Kodak avait dispersées dans le monde ont cessé leurs activités les unes après les autres. Celle de Chalon-sur-Saône, filmée par l’artiste Tacita Dean, a été détruite en 2008, les terrains et locaux ont été vendus. En 2012, Kodak n’avait conservé à Rochester plus qu’une usine fabriquant des pellicules, la multinationale alors endettée de 6 milliards d’euros déposait son bilan [9]. En 2014, l’entreprise n’employait plus que 7100 personnes. Kodak a été contraint de vendre ses brevets à des sociétés et groupes comme Samsung (1938), Microsoft (1975), Google (1998) ou Apple (1976). Toutefois, ces derniers signent un certain retour en arrière avec ce que l’on pourrait ironiquement nommer le “do it yourself”, puisque grâce à ( à cause de ?) la fin de la pellicule Kodak, le photographe retrouve le contrôle sur sa photographie.

Désormais, si Kodak se consacre aux imprimantes numériques et aux encres réservées aux professionnels, Rochester n’est plus qu’une ville à l’abandon dans laquelle ne règne que l’empreinte des idéologies de George Eastman. La maison de ce dernier est par ailleurs devenue le plus vieux et l’un des plus prestigieux musées de la photographie : la George Eastman House.

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[1] Leutenegger Catherine, Bader Jörg, Coleman Allan Douglas, Stahel Urs, Kodak City, Heidelberg, Éditions Kehrer, 2014, p. 38.

[2] Frank Robert, Les Américains, Paris, Delpire Éditeur, 1993.

[3] C’est aussi le passage à la couleur qui a été un évènement significatif dans l’histoire du métier de photographe car elle était plutôt réservée aux clichés populaire ou aux publicités. Peu de professionnels (ex, Stephen Shore) savaient maitriser la couleur et elle fût enseignée dans les écoles que dans las années 1970. Voir Tacita Dean, Kodak, 2006, film 16 mm, noir et blanc, couleur, son, 44 min, 2006, Tate, Londres. Disponible en ligne, youtube.com

[4] S. n., « Kodak’s groth and decline : a timeline », Rochester Business Journal.net, 19 janvier 2012.

[5]Cheval François, Mora Gilles, La vie en Kodak. Colorama publicitaires des années 1950 à 1970, cat. exp. [25 mars-17 mai 2015, Pavillon populaire, Montpellier], Montpellier, Direction de la culture et du patrimoine, Malakoff, Éditions Hazan, 2015.

[6] Bourdieu Pierre, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, les Éditions de Minuit, 1965, p. 58-59.

[7] Leutenegger Catherine, Bader Jörg, Coleman Allan Douglas, Stahel Urs, Kodak City, op. cit., p. 31.

[8] Leutenegger Catherine, « What’s Next ? », dans Leutenegger Catherine, Bader Jörg, Coleman Allan Douglas, Stahel Urs, Kodak City, ibid., p. 32.

[9] Coleman Allan Douglas, « Rochester, New York : après le siècle Kodak », dans Leutenegger Catherine, Bader Jörg, Coleman Allan Douglas, Stahel Urs, Kodak City, op. cit., p. 8.

Texte ©ArtSphalte

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