Nicolas Bourriaud orchestre sa première exposition à La Panacée en spécialiste de la Com’ et en grande pompe. Il réunit 24 artistes internationaux afin de « traduire le film de David Lynch dans un espace d’exposition ». Problème, le lieu est hermétique et semblable à tant d’autres. Difficile de retrouver l’univers de Lynch, sa bizarrerie inquiétante ou sa noirceur. La référence à Mulholland Drive, pourtant annoncée dans le titre, est clairement un prétexte pour mettre en avant le minimalisme fantastique (ou l’égo du directeur). On salue la tentative de populariser le minimalisme au moyen d’un beau coup de pub, mais la sensation d’avoir était piégée comme une mouche sur du papier collant est fort désagréable. Dommage, car Mulholland Drive mis à part, le minimalisme fantastique aurait pu s’avérer captivant.
Le trouble du cube bleu
Les œuvres sont disposées de part et d’autre sans logique apparente et ne communiquent aucune émotion. Opaques, elles se dressent comme des pièces codées. En 2017, le remake minimal de Lynch nous ennuie et on est tenté de passer son chemin. Pour justifier le lien entre Lynch et le minimalisme, Nicolas Bourriaud évoque l’œuvre proto minimale Die (1962) de Tony Smith. Die est une sculpture se présentant sous la forme d’un cube. Au-delà de son titre, la taille du cube est une référence à la mort par citation. Il mesure 6 pieds et on repose à « 6 pieds sous terre ». Le lien éclaire un peu et on devine que Nicolas Bourriaud tente de rapprocher Die du cube bleu qui surgit dans Mulholland Drive. Pourtant, si ce cube bleu marque le passage du rêve au réel (ou l’inverse) et de la première à la seconde partie du film, il est difficile de l’interpréter comme une évocation directe de la mort. Certes, Lynch dissimule l’étrange derrière le banal tout autant que le cube Die de Tony Smith. Mais cette ambiguïté qui structure Mulholland Drive ne lui est pas spécifique et se retrouve dans tous les films de Lynch.
La clé serait donc dans l’idée d’êtres et d’objets « passeurs ». Ils sont des corps, des matières étranges ou des objets. Ces passeurs sont indéfinissables et l’on ne sait s’ils appartiennent au rêve ou au réel, au normal ou au paranormal. Ils surgissent dans le quotidien et on est dans l’impossibilité de les percevoir ou de les reconnaître entièrement. Et cet obstacle procure une émotion dérangeante comparable à celle de « l’inquiétante étrangeté ». Là aussi, concept épuisé et loin de suffire à définir la seule signature de Lynch. Néanmoins, le minimalisme présent ici apparaît comme une prolongation surprenante de celui de Robert Morris. Comme si, à la recherche de relation entre l’objet et l’espace, s’ajoutait un caractère encore plus théâtral grâce aux vibrations induites par le surnaturel.
À ce titre, les géométries occultes de Jennifer Tee sont énigmatiques. En explorant les origines de l’art abstrait liées aux concepts mythiques, l’artiste livre de véritables ovnis colorés et perlés avec les Nona (1 + 2) qui sont sans aucun doute, les deux pièces minimalistes les plus surprenantes de l’exposition. On apprécie également la présence de Somnabulist Blue de Wendy Jacob, qui nous invite à remettre en cause nos certitudes du réel avec son travail sur le souffle. Celui-ci appartient à l’absent caché sous une couverture. La machine à laver de Max Hooper-Schneider est tout aussi étrange et bienvenue. Bien qu’objet du quotidien, elle se transcende en accueillant des poissons argentés illuminés par une vaisselle phosphorescente. Le minimalisme fantastique mérite donc bien son nom en explorant le sensitif de l’objet, mais Nicolas Bourriaud nous réserve encore une surprise avec des œuvres, certes intéressantes, mais qui n’ont aucun rapport avec le sujet de l’exposition. C’est le cas du personnage d’argile caché sous un sac poubelle réalisé par Huma Bhabha et évoquant plus Elephant Man que Mulholland Drive ou les personnages dessinés sur les murs de Saelia Aparicio qui ne font écho ni à Lynch ni au minimalisme. Au surréalisme à cause de l’inquiétante étrangeté ? Mouais… mais non. Heureusement, quelques autres corps ou fragments nous rappellent quand même le pourquoi de notre venue.
Glamour et Névrose
La belle blonde aux traits adolescents et au regard angélique est une figure type du glamour hollywoodien. Elle évolue au sein d’un décor de rêve : palmiers en bords de route, voitures décapotables, maisons luxueuses ou cafés drive-in. Le cadre est usé jusqu’à la moelle par tous les passionnés de l’image et c’est du pain bénit pour David Lynch qui s’empresse de noircir le tableau. Avec lui, la capitale de l’apparence révèle peu à peu son lot de névroses.
Dans Mulholland Drive, Bum pourrait être la personnification de ce type d’intrusion gangreneuse. Mi-clocharde, mi-sorcière, elle surgit derrière le conteneur poubelle du Winkie’s. Certains la considèrent même comme une incarnation de la psychose de Diane, alias Betty. Bum hante aussi un mur de La Panacée grâce à l’œuvre performative WHO-WHAT ? de Rodrigo García. Placé comme un voyeur, on observe à travers un judas l’image déformée de Bum. Le monstre est bien là, en chair et en os, et il nous regarde sans pour autant sembler nous remarquer. Autre apparition incongrue : une main gantée en rouge et tenant dans sa paume une boule de cheveux blonds. Desire, d’Émilie Pitoiset, renvoie à la scène où Betty (Diane) coupe la perruque blonde de Rita. Enfin, l’artiste Elad Lassry livre la photographie d’une femme qui pose derrière une barre pailletée. Impossible à identifier, cette femme restitue les troubles de personnalités qui caractérisent des deux personnages principaux de Mulholland Drive.
Si Nicolas Bourriaud montre une fois encore son talent en réunissant des créations inattendues, Mulholland Drive n’est pas assez présent et les références pas assez percutantes, pour donner du crédit à un titre aussi accrocheur. Il est regrettable que l’inquiétante étrangeté serve d’explication fourre-tout capable d’associer autant d’œuvres sans rapports au point où on en oublie le film. Mulholland Drive reste un chef-d’œuvre inatteignable et on attend la suite de Twin Peaks pour nous consoler.
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