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Le Smartphone, a-t-il tué l’image ?

Focus

Les technologies, l’industrie du numérique ou l’industrie numérisée, apportent de nouveaux éléments de réflexion concernant la photographie, et notamment grâce aux smartphones : il y a autant de photographies prises en deux minutes qu’il n’y en a eu dans tout le XIXe siècle. De fait, avec l’essor de la photographie amateur, et grâce à Internet, il est possible de se demander si pour l’heure, la photographie n’a pas avant tout une existence virtuelle[1] ? On pourrait par exemple citer entres autres Flickr, qui désigne un réseau d’amateurs de photographie permettant d’échanger des conseils, des sujets techniques et esthétiques en plus d’être une banque d’images. De même, les plateformes de partages de photographies changent également notre façon de « consommer » une image. En effet, les réseaux sociaux instaurent l’instantané, la facilité de reproduction, la multiplication et la diffusion massive à travers tous les réseaux Internet.

Comme l’explique Rémy Rieffel, ces systèmes comptent sur les internautes qui apportent une contribution à la mise en valeur d’un produit à force de l’échanger, de le publier, de le commenter, de le « liker », ou de le « follower »[2]. Aussi, le numérique est à l’origine de profonds bouleversements de la photographie et, du métier même de photographe, mais plus particulièrement  de celui de journaliste. Beaucoup de personnes disposent aujourd’hui d’un smartphone, ou autrement dit, un téléphone capable à la fois d’aller sur Internet pour échanger des informations et de prendre une photographie. L’évènement est de ce fait immédiatement photographié et diffusé sur la toile. Du reste, les personnes présentes sur une scène ont la possibilité de diffuser sur la toile davantage de points de vue ce qui remet en cause la présence du photoreporter sur le lieu même de l’événement[3].

La directrice de la photographie au New York Times Magazine, Kathy Ryan, a réussi à détourner ces problématiques en proposant des alternatives. Pourtant, Kathy Ryan n’est pas photographe, mais elle a été en revanche une des premières à avoir combiné photographie artistique et journalistique au sein de la revue du New York Times. En 2012, elle a reçu le prix annuel de la Royal Photographic Society et a été reconnue en tant que bienfaitrice de la photographie. C’est donc en amatrice qu’elle a décide en 2014 de photographier avec son smartphone son quotidien au sein du bureau de la rédaction pour laquelle elle travaille, situé au sixième étage et conçu par l’architecte Renzo Piano. C’est aussi en amatrice qu’elle a commencé à publier ses images sur son compte Instagram[4]. Encouragée par les nombreux « likes » des internautes qui validaient ses images, Kathy Ryan a continué à photographier entre des rendez-vous ou des choix de maquettes pour le magazine, son environnement composé de personnages recouverts de bandes d’ombres en raison de la lumière des stores, des détails de main, des empilements de carnets de post-it colorés, ou simplement par exemple, des tiroirs. Cependant, les images ne sont pas restées numériques, ni conditionnées à un réseau social de partage de photographies. En effet, cent images ont fait l’objet d’une exposition dans le cadre du festival Foto/Industria à Bologne en hiver 2015, puis à la galerie Howard Greenberg à New York, et ont constitué un livre du même nom, Office Romance [5].

Prises au smartphone, les photographies ont été imprimées en petit format carré afin d’éviter une déformation de l’image. Tantôt en noir et blanc et tantôt en couleur, Kathy Ryan a pointé son objectif sur des détails, tout en jouant sur la forme ou sur la lumière, ce qui donne un effet graphique à ses images. L’atmosphère qui se dégage de ses photographies est loin de témoigner de la frénésie ou de l’excitation auxquels on s’attendrait dans la sphère médiatique, elle est au contraire douce et poétique. Kathy Ryan capture des gouttes de pluies qui glissent sur une vitre de bureau en relevant la dimension poétique d’un homme marchant sous la pluie.

Elle peut aussi se rapprocher d’une esthétique de la photographie de mode, lorsqu’elle fait poser un ami en costume rayé à l’angle d’un mur, jouant encore une fois avec la lumière des stores, ou sur un style plus cinématographique lorsqu’un homme a le visage caché par son journal et que son ombre s’imprime sur le papier.


Enfin comme dernier exemple, Kathy Ryan peut aussi se servir des larges aplats de couleurs et de personnages pour composer une image, qu’on pourrait rapprocher des photographes coloristes tel qu’Harry Gruyaert, ou des figures solitaires peintes par Edward Hopper (1882-1967).

En somme, la culture visuelle de Kathy Ryan se répercute dans ses photographies soignées, malgré une évidente identité qui se caractérise par une ambiance aérienne, romantique et par sa technique. Prendre ses images au smartphone dans le contexte actuel est en effet significatif des nouvelles mœurs influencées par les nouvelles technologies. Lors de l’exposition de ses images au festival de Bologne était accroché un cartel déroulant un texte explicatif d’une journée type de Kathy Ryan accentuant par conséquence un contraste avec les images. Du reste, son travail s’entrechoque avec la particularité du métier de photojournaliste ou photoreporter qui devrait être en principe sur le lieu de l’événement à l’extérieur du bureau de la rédaction. Or Kathy Ryan fait du bureau de la rédaction, le lieu de « l’événement », aussi infime soit-il.

Ses images remettent ainsi en cause les questionnements d’Urs Stahel à propos de l’état de la photographie[6]. Tout au long de son texte il s’inquiète quant au devenir de la photographie qui ne prend plus en compte la valeur esthétique et ce, au profit de l’événement. Il donne par exemple un comparatif de prix entre une photographie de famille des stars « Brangelina » valant selon lui, 14 millions de dollars, alors qu’une image d’Andreas Gursky vaudrait 4,3 millions de dollar[7]. Pourtant, puisque les images de Kathy Ryan sont avant tout numériques, elles n’ont pas été pensées pour être imprimées, et elles reflètent d’une certaine manière, un grand nombre d’influences visuelles, interrogeant par une mise en abyme le statut actuel de la photographie, qu’elle soit amatrice ou professionnelle, ou même le statut des photographies qui ont fait l’histoire, visibles dans un premier temps, sur Internet. De fait, le flux des images sur Internet, leur partage en masse ou leur démultiplication n’est pas forcément significatif d’une perte de l’image qui se consomme et s’oublie parmi tant d’autres. S’il est vrai qu’à l’heure de l’instantané, la durée de vie d’une image est beaucoup plus courte en raison du numérique, celle-ci peut se débarrasser de la force accrocheuse de l’événement spectacle, afin de privilégier un détail plus infime et se démarquer par son esthétique.

© ArtSphalte

[1] Maresca Sylvain, Basculer dans le numérique. Les mutations du métier de photographe.

[2] Rieffel Rémy, Révolution numérique, révolution culturelle ?

[3] Stahel Urs, « La nouvelle facticité », dans Leutenegger Catherine, Bader Jörg, Coleman Allan Douglas, Stahel Urs, Kodak City.

[4] Voir l’Instagram de Kathy Ryan, en ligne.

[5] Ryan Kathy, Office Romance, New York, Aperture, 2014.

[6] Stahel Urs, « La nouvelle facticité », dans Leutenegger Catherine, Bader Jörg, Coleman Allan Douglas, Stahel Urs, Kodak City.

[7] Ibid., p. 28.